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Rien ne pouvait l’arrêter maintenant. Les yeux grands ouverts, allongé sur le lit dans l’obscurité de la chambre, il survolait les étapes de ce qui avait été sa vie. Les images surgissaient du fond de sa mémoire, et il les regardait défiler avec la distance et la rigidité d’un spectateur indifférent. Son nom même lui semblait étranger, inutile, dépouillé de toute signification. Il se le répéta une fois encore, détachant chaque syllabe
— Hans Buschmeyer – comme pour se convaincre que c’était bien là quelque chose qui le concernait. Mais les syllabes glissèrent, vides de sens.
Il bascula sur le côté. L’air était chaud, les draps moites. Il constata sans pourtant s’en étonner qu’il s’était couché tout habillé, avec ses chaussures, puis se désintéressa de la question. Son œil accrocha le petit cadran lumineux qui ressortait dans la pénombre, cernant les chiffres phosphorescents du minuscule réveil électronique. Il était minuit passé de quelques minutes.
Le plus étrange n’était pas ce qu’il allait accomplir, mais la logique implacable des gestes déjà accomplis. Au dessert il les avait convaincus, et tous avaient applaudi. Comme cela a été facile, pensa-t-il. Il avait lui-même été chercher la bouteille, avait préparé le plateau. L’image de l’étiquette flamboya un instant, précise : Dom Pérignon, inscrit en lettres rouges sur fond blanc, et, en plus petit, Épernay. Ses mains, si maladroites, avaient fait sauter le bouchon sans hésiter, rempli les flûtes au fond desquelles se dissolvait déjà dans le foisonnement des bulles la minuscule pastille de Médée. Sept en tout, plus la sienne légèrement à l’écart. Tous avaient accepté. Une gorgée, une simple gorgée, il n’en fallait pas plus pour les entraîner dans un profond sommeil. Le petit John avait avalé de travers, toussé, recommencé. Ils avaient ri de sa grimace.
Quel prétexte avait-il invoqué ? Il ne s’en souvenait plus. Dans trois jours il aurait dû fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire, ce devait être ça. A travers le réseau qui enserrait son cerveau comme les mailles d’un filet, flamboyaient, sporadiques, de vagues lueurs de lucidité. Peu importait, ils avaient bu. Quelques minutes s’étaient écoulées avant qu’ils ne basculent dans une torpeur béate. Lui seul était resté parfaitement éveillé, déterminé, conscient au-delà de toute conscience.
Minuit et seize minutes. Il avait encore le temps. Il se laissa emporter à l’écoute des bruits qui se déplaçaient dans le silence de la nuit, semblables à des mirages au milieu du désert : la respiration régulière d’Anna, le frissonnement imperceptible du rideau agité par le souffle du vent qui pénétrait par la fenêtre entrouverte, et le bruissement du vent lui-même, qui se coulait à travers les arbres, s’éloignait, jusqu’à se perdre et se confondre avec le rythme familier du ressac.
L’océan s’inscrivit devant son regard, l’enveloppa de son immensité. Quelque chose en lui s’insurgea tout à coup, réveillant un archaïque désir de vivre, de comprendre à quel moment il avait perdu pied pour la première fois. Mais cela s’estompa aussi, remplacé par l’image extrêmement précise du petit cahier bleu. Le samedi matin, il l’avait empaqueté et s’était fait conduire en taxi à Vineyard Haven. Lui qui ne se risquait jamais au-delà de Herring Creek ou de Butler Neck ! Et pourquoi Vineyard ? Il aurait aussi bien pu aller à pied jusqu’au bureau de poste d’Edgartown, ou demander à n’importe qui de le poster à sa place. Il en avait profité pour faire le tour de l’île en passant par Tisbury, Menemsha, Gay Head, puis à nouveau Tisbury jusqu’à la poste, en plein centre de Vineyard.
A sa demande, le taxi s’était arrêté plusieurs fois sans qu’il descende pour regarder le paysage. Durant tout le trajet, il n’avait pas bougé, la tête vide, et le cahier enveloppé dans son papier kraft posé sur les genoux, vierge de toute adresse, comme s’il hésitait encore ou bien ignorait le nom et l’adresse du destinataire. Ce n’est qu’au dernier moment, devant le guichet, qu’il s’était mis à écrire les mots sans hésiter. William Ashby, Potiers Lane, Fleetwood, boîte postale 84, Angleterre.
Pourquoi diable Ashby ? s’était-il demandé dans l’instant. Il n’avait plus de nouvelles de William depuis des lustres et ça faisait belle lurette qu’il avait oublié son adresse ! Et pourtant les lettres s’étaient enchaînées les unes après les autres sans que sa mémoire eût à produire le moindre effort, comme si les lettres se trouvaient déjà écrites devant lui, et qu’il n’eut plus qu’à les recopier. Et pourquoi en recommandé ? Et pourquoi ce petit dessin tracé au dos du bordereau d’expédition ? Lui qui ne savait pas placer deux traits l’un à la suite de l’autre, il avait dessiné d’un seul jet la silhouette d’un cerveau transpercé d’une flèche. L’image s’estompa, les questions s’évanouirent, vides de sens, et le regard de Hans Buschmeyer s’arrêta sur les chiffres phosphorescents du réveil électronique.
Zéro heure trente-trois minutes. Le moment était venu. Il rejeta le drap et la couverture et se redressa d’un coup de reins. Il fut surpris par tant de souplesse, son corps avait retrouvé sa jeunesse, ses mains ne tremblaient plus. Il ramassa sa veste de treillis, l’enfila par-dessus sa chemise avant de se diriger vers la porte, de l’ouvrir et de pousser à fond le rhéostat du couloir. La lumière, violente, modela brusquement le masque du visage. Il était dramatiquement figé, l’œil fixe, les pupilles légèrement dilatées et les cheveux, d’un blanc neigeux, ébouriffés en mèches folles. Se retournant, Hans Buschmeyer parcourut la chambre du regard. Anna dormait comme d’habitude, couchée à plat ventre au milieu du lit, le visage rejeté sur le côté et les deux bras étendus le long du corps. Il l’appela à voix haute, attendit, puis répéta, plus fort, criant presque : Anna ! avec, dans la voix, l’ombre d’une supplication. Mais rien ne bougea dans la chambre, Anna dormait. Ils dormaient tous. Rien ni personne ne pouvait l’empêcher d’accomplir sa mission. Chacun des gestes à venir s’imprima dans son cerveau, et ce que fit alors Hans Buschmeyer, ce noble vieillard, dépasse l’entendement. Il se déplaçait comme une mécanique, longeait le couloir une première fois, descendait l’escalier, traversait l’immense pièce de séjour, allumant les lumières sur son passage, s’arrêtait devant le râtelier des armes, l’ouvrait pour saisir sans hésiter un fusil de chasse dont il ne s’était jamais servi, l’armait et remplissait ses poches de chevrotines.
Il revint sur ses pas, se retrouva dans le couloir, croisa un instant dans le miroir ce vieillard au visage déformé par la folie criminelle. Il vit ses mains sclérosées qui tenaient fermement le fusil, sut qu’il allait ouvrir chaque porte, s’approcher du lit, poser froidement le canon sur le crâne de ceux qu’il aimait et décharger l’arme.
Et c’est ce qu’il fit. Il regarda chacun de ces visages endormis exploser, se transformer en une bouillie de chair et de sang, il sentit l’odeur pinçante de la poudre et la tiédeur de cette boucherie qui l’éclaboussait de débris d’os et de cervelle, et il accepta la jouissance irraisonnée qu’il retirait de ce spectacle, reconnaissant chacun des siens, Mary, Peter, June, Pearl, Allan, Anna. A chaque fois, plongeant ses mains dans la masse sanglante, il pétrissait de ses doigts la matière informe pour en saisir la vie encore palpitante. Il entendit les cris de terreur du petit John dans le couloir, se précipita, aperçut la frêle silhouette qui tentait de lui échapper, et la tira comme un lapin, emportant du premier coup la nuque et la moitié du dos.
Il s’arrêta enfin, debout devant le dernier corps abattu, et laissa s’apaiser le sifflement qui lui vrillait le crâne. Il eut alors une idée très précise de ce qui lui restait à faire. Il revint dans chacune des chambres, imprimant sur les murs la trace de ses mains rougies de sang, s’égara un moment dans la salle de bains, voulut se nettoyer, redescendit au rez-de-chaussée, traversa le séjour, pénétra dans le bureau.
Les dossiers se trouvaient sur la table, toutes ses notes accumulées depuis ces dernières années, parfaitement rangées. L’image de William Ashby lui revint en mémoire.
Non, il ne s’était pas trompé, il avait eu raison de lui faire confiance, seul William pouvait saisir l’importance du cahier bleu.
D’un geste décidé, il rassembla les dossiers. Il les jeta pêle-mêle dans la cheminée et se pencha pour y mettre le feu. Il resta un long moment immobile, fasciné par le spectacle des flammes qui détruisaient la trace de son travail. Puis, se tournant vers le bureau, il tira d’une poche de sa veste le petit rectangle de papier, le bordereau d’expédition au dos duquel il avait dessiné un cerveau transpercé d’une flèche. Il le posa devant lui sur la table, bien en évidence. Il perçut l’image de la mort qui se tenait à ses côtés et il en accepta l’inéluctabilité. Sa dernière vision fut celle de ses doigts maculés de sang qui rechargeaient le Verney-Caron dont l’acier lui parut brûlant. Il pensa que la deuxième cartouche ne servirait à rien, qu’un seul coup suffirait cette fois-ci. A l’instant où il appuya le canon sur sa tempe, il craignit de manquer de courage. Un vertige l’emporta, dernier sursaut d’une effroyable lucidité. C’est alors qu’il pressa sur la détente. Le coup emporta la moitié de la tête, projetant le corps en arrière, contre la cheminée où finissait de se consumer le travail de toute une vie.
Un carillon sonna quelque part, un seul coup. A cet instant précis le chien Tolstoï se mit à hurler à la mort. Ses cris s’amplifièrent, s’élevant au-dessus de la maison d’Herring Creek, dans la nuit d’été, pour atteindre les premières maisons d’Edgartown, franchir les portes et les fenêtres, passer à travers les murs. Un mauvais rêveur téléphona au poste de police d’Oak Bluff, on alerta le sergent Calloway qui patrouillait en solitaire entre Chappaquiddick et Chilmark.
— Passionnant, chef, lança le sergent dans le micro, je suis ravi d’avoir autre chose à faire que regarder passer les baleines. Je vais aller calmer ce maudit clébard. Ça va faire la une du Chronicle demain matin.
Il ne lui fallut pas plus d’un quart d’heure, tout humour envolé, pour constater qu’il avait mis en plein dans le mille. Sans le savoir.